10 août 2006 ; Bidonville Taimur Nagar, Delhi

La période des moussons n'était clairement pas le meilleur moment de l'année pour accoucher... Mais qu'y pouvait-elle ? Jeune habitante du bidonville Taimur Nagar, tout juste majeure et déjà mère de 2 enfants, Laïli n'avait pas accès aux moyens de contraception. Et même si elle avait pu, elle ne l'aurait pas fait... Elle était contre cela, même si ça lui coûtait.

C'est en comprenant qu'elle ne survivrait pas à cet énième accouchement qu'elle légua la vérité à son mari pour que sa fille puisse connaître à son tour les secrets autour de sa naissance. Laïli n'était pas tombée enceinte de son bien-aimé... mais d'un homme l'ayant agressée, 9 mois plus tôt alors qu'elle tentait de revendre des déchets pour aider son mari à nourrir leurs enfants.

"Je ne voulais pas te le dire aussi tôt... Cette petite mérite de vivre aimée d'un père et d'une mère... Elle n'a pas à payer pour des actes perpétrés avant même sa conception... Alors s'il te plait, je veux qu'elle porte mon nom... Je ne t'obligerai pas à lui donner le tien. Je te laisse le soin de lui donner ses prénoms... Veille à ce qu'elle ne manque de rien mon amour, je t'en prie..."

Cet homme qui finalement, aimait beaucoup trop sa femme pour ne pas tenir sa promesse, donna effectivement le nom de sa chère et tendre à cette petite fille... Et il la nomma en sachant que ce serait les seuls cadeaux qu'il lui ferait de toute sa vie. Pour quelle raison ne pourrait-il pas l'aimer comme son propre enfant ?
Le déshonneur que tout ça aurait engendré pour toute sa famille. Il était pauvre, qu'aurait-il s'il faisait une croix dessus ?

C'est dans ce mélange de tristesse, et de honte, dans une habitation totalement insalubre que la petite Sarasvati Bala Laïli vit le jour.

" Les pluies étaient tellement denses ce jour-là et il faisait si chaud que tes tantes et oncles étaient certains qu'il s'agissait des larmes de Parjanya (dieu de la pluie hindou). Pour amener ta mère à la maternité du bidonville, on a dû utiliser plusieurs déchets et planches que l'on a consolidé avec des bâches. La violence des flots était terrible, j'aurai pu être marin à cet instant. "

Bien qu'il ne ressente pas cet amour paternel qu'il possédait pour ses deux autres enfants, cet homme souhaitait malgré tout que la jeune femme que Bala serait plus tard pourrait connaître les circonstances des premiers instants de sa vie, comme le souhaitait sa femme. Ne sachant pas bien écrire, il notifia pourtant tout ce dont il se souvint, enroula le support, et fit suivre le papier au cou de l'enfant. Il n'était pas certain que l'enfant sache lire un jour, mais peut-être qu'elle pourrait toutefois demander à quelqu'un de le lire pour elle.


10 août 2008 ; Bidonville Taimur Nagar, Delhi

" Plus vite ! Avance Sarasvati ! On y est bientôt !
- O-oui ट्यूटर ! (Tyotar= tuteur en hindi)"

Petite, tu ne savais pas dans quelle situation tu allais atterrir. Tout ce que tu avais compris du haut de tes 2 ans, c'est que cet homme qui n'était pas ton papa, allait t'amener chez un autre monsieur avec qui tu resteras pour toujours. Et qu'il ne serait pas ton papa non plus.
Tu étais triste de devoir quitter cet homme qui t'avais élevée, et ta fratrie. Mais grâce à ton départ, Tyotar t'avais promis qu'ils n'auraient plus jamais faim, et que toi non plus. Même si vous ne serez plus ensemble, vous serez quand même heureux, loin du bidonville, de ses inondations, et de ses odeurs atroces de putréfaction.


1er mars 2011 ; Aéroport Maharana Pratap, Udaipur, Rajasthan

Qu'est-ce que tu étais heureuse ! Enfin tu allais partir pour ton pays préféré ! Le J.A.P.O.N ! Peut-être que cette préférence te venait de ton apprentissage de la lecture de l'hindi et de l'anglais (il était très rare de lire de jolis livres en hindi sur le Japon). Ce sont les premiers ouvrages que tu as lu. Ceux parlant d'histoire, de coutumes, de cuisine, de géographie... Tu t'y intéressais même plus qu'à l’histoire de ton propre pays !
Ce n'est qu'à l'âge de 4 ans que tu avais commencé à aller à l'école, à Udaipur. Ton futur mari aurait aimé que tu y ailles avant, mais ta santé ne le permettait pas.

La malnutrition aidant, ton organisme s'était fragilisé pendant les 2 premières années de ta vie et ce n'est que 2 ans après que tu as pu retrouver une santé de fer. Mais ce n'est pas pour ça que l'enseignement te manquait. Oh non ! Ton futur mari, veillait sur toi de loin, et même s'il ne vivait pas encore avec toi, il te permettait de vivre dans une grande maison, avec des domestiques, des professeurs particuliers et une gouvernante japonaise aimante bien que sévère.

C'est d'ailleurs grâce à elle que tu as pu apprendre le japonais si tôt, alors à bien y réfléchir, c'était peut-être plus grâce à elle que tu aimais tant le Japon. Harumi pouvait parler pendant des heures de sa patrie, et toi, tu buvais ses paroles sans jamais te lasser.

" J'ai hâte d'y être..."

Presque âgée de 5 ans, tu étais la plus heureuse des petites filles, bien qu'un petit pincement au coeur persistait. Tu allais tout de même quitter ta patrie, même si tu étais accompagnée par ta gouvernante, que tu identifiais plus comme une mère (mais cela, tu le compris bien plus tard).

Agrippée à sa main car depuis l'année dernière, elle t'autorisait de manière épisodique à lui témoigner ton affection malgré ton jeune âge. Elle te sourit succinctement avant de te demander un peu sèchement de te tenir droite et de redresser la tunique de ton punjabi blanc. Tu t'étais toujours vêtue de manière traditionnelle, Harumi appréciait ton engouement envers son pays, mais elle trouvait tout aussi important que tu comprennes et respecte les us et coutumes de ton propre pays.

Ta longue tresse noire reposant sur ton épaule, tu t'inclinas pour témoigner ton respect à ta presque mère adoptive avant de la suivre pour embarquer vers votre vol.
Votre destination était bien évidemment la belle Tokyo ! La rentrée n'était pas pour tout de suite, et Harumi t'avais promis de te faire découvrir des choses innombrables que même le plus complet et beau des livres ne pourrait transmettre. Et elle ne t'avait pas menti, loin de là.


16 mars 2011 ; appartement de Bala offert par Li Min Bunkyō Tokyo

L’année du désespoir n'est-ce pas ? Bien que tu ne ressentisses pas réellement la gravité de tout ce qui arrivait, du haut de ton appartement rooftop en plein Tokyo avec ta chère Harumi s’occupant de toi et l’école non loin de ton lieu de vie que tu avais eu l'occasion de visiter, tes longues nuits de surf sur internet (qui préparaient la future hackeuse que tu deviendrais plus tard), de jeu vidéo, de séance de couture pour le cosplay ou des karaokés en ligne avec tes amis...
Ce que tu voyais dans le monde entier ne manquait pas de t'angoisser. Les séismes, tu avais eu l’occasion d’en vivre, mais… Le tsunami ? Les morts, la panique... Le feu des incendies provoqué par cette centrale à Fukushima n’avait rien de sacré à tes yeux. Tu n’avais que 5 ans, mais grâce (ou malheureusement dans ton cas) à ton intelligence accrue, tu avais une compréhension relativement vive de ce qu’il se passait dans ce pays que tu aimais tant et dans lequel tu vivais depuis à peine quelques jours. Pas un jour ne passait sans que tu ne prie pour le salut de leurs âmes. Eux, les défunts. Dans ces nombreuses catastrophes tu avais perdu des amis et futurs camarades d’école que tu apprenais encore à connaître et que tu avais rencontré au cours d’un festival. Etant encore en vacances scolaire, ils étaient retournés chez eux pour… Mourir. C’était la sensation que tu avais eue.

Loin de t'inquiéter pour ton futur mari qui se trouvait en Chine à ce moment là -tu avais demandé à Harumi-, tu angoissais surtout pour ta tutrice, qui semblait avoir eu des pertes de son côté également. Tu l’avais supposé, elle ne te l’avait jamais confié… Et tu ne lui avais jamais demandé, bien trop touchée par cet air blessé qu’elle avait arborée après un coup de téléphone passé à la va vite. Tokyo était loin de tout ça, à plusieurs centaines de kilomètres. Mais pas dans ton cœur...


17 Octobre 2016 ; Hôtel Eros, New Delhi

Enfin... Le jour que tu attendais avec tant d'impatience ! Ces dernières années avaient été compliquées pour la pré adolescente de 10 ans que tu étais maintenant. Tu étais déjà promise et fiancée à un homme plus vieux, que tu n'avais que rarement vu. C'était un homme calme, très gentleman et bien éduqué.

Il avait 23 ans de plus que toi et cette différence t'impressionnait d'autant plus qu'il était grand et imposant. Un business man métissé russe et chinois, mais respectable et très cultivé, c'était ce que tu avais retenu de ce que t'avais répété Harumi avant de repartir au Japon pour retrouver sa famille -c’était ce qu’elle t’avait dit-.

Maintenant que tu allais devenir l'épouse de M. Li Min ( 李敏 ), et donc Mme Li Bala Laïli, Harumi n'avait plus besoin de s'occuper de toi et pouvait retourner au Japon. Elle y avait d'ailleurs 2 enfants que tu avais déjà eu l'occasion de rencontrer à de nombreuses reprises. La séparation, non seulement avec ta mère de coeur (vous vous étiez promis de vous envoyer des lettres, Harumi avait beaucoup insisté), mais aussi avec cette patrie que tu affectionnais et tous tes amis t'avais fait verser une rivière de larmes.

Aucun de tes amis n’étaient évidemment présents. Bien que tu ais parlé de cette future union à une seule personne pendant tes années scolaire (tu lui avais révélé après que ton ami ait promis de ne jamais rien en dire) car Harumi t’avais expressément expliqué que tu n’avais pas le droit d’en parler, que c’était interdit. Elle ne t’en avait pas parlé. Mais bien entendu, curieuse de nature et terriblement douée concernant l’espionnage et l’informatique pour ton âge, tu avais fais tes petites recherches. C’est très vite que tu avais saisi que ton mariage ne serait pas légal. Cependant, ça ne te fit pas peur, au contraire. Tu étais persuadée que ce que tu allais vivre avec ton futur mari serait plus digne d’un conte de fée. Pourquoi le monde serait tout noir ? Tu croyais en l’être humain.
Alors bien que ton ami soit contre cette union qu’il trouvait injuste sous bien des égards, il te fit promettre de ne pas l’oublier et de continuer à le contacter. Car il ne fallait pas oublier que vous étiez à cette époque, tous mineurs. Tu en étais d'ailleurs consciente, mais à cet instant, tu ne voyais pas le mal.

Ton expérience de l'amour n'était constituée que des livres que tu avais dévorés et... Peut-être un presque flirt de fillette lorsque tu étudiais à Tokyo.
Tu pensais naïvement que cet homme infiniment bon allait devenir un mari aimant, et que votre relation évoluera tendrement. Tu regretteras cette candeur 1 an plus tard.

Un autre détail important de cette fête, étant orpheline, tu n'avais donc aucune famille pouvant se présenter à ton mariage... Et selon M. Li c'était impensable, alors qu'il avait convié pour cette occasion beaucoup de connaissances du travail, d'amis proches, de cousins éloignés... la liste d'invités se chiffrait presque à 1000 invités (et d'après Li, il s'agissait d'un nombre plutôt intimiste, pour une raison qu’il ne t’avait pas expliqué, ce n’est que plus tard que tu compris que le mariage forcé d’enfants mineurs, même en Inde, était totalement illégal, et que donc, s’agissant d’un mariage pédophile, il ne pouvait pas y avoir des milliers d’invités) .
A donc été décidé d'engager toute une troupe d'acteurs indiens trempant dans le monde du crime pour jouer le rôle de ta famille.

Cette idée t'avais parue étrange, mais comme bien souvent à cette époque, tu n'osas rien dire et tu approuvas, un sourire timide sur ton visage encore enfantin. Après tout, ton presque mari t'emmenait à un standing que tu allais devoir apprendre à maîtriser, même si tu y avais été préparée pendant une bonne partie de ton enfance et pré-adolescence.

Après un Sangeet animé où pendant toute une soirée, la grande famille de ton futur époux et ses amis, ainsi que ta famille fictive de quelques jours avaient dansé jusque tard dans la nuit et où tu avais déjà pu faire un peu plus ample connaissance avec ton fiancé, il était maintenant temps de sauter le pas.


19 Octobre 2016 ; Hôtel Leela Palace, Udaipur

Enfin. Habillée de ton fier sari rouge et or (sari dont tu avais soigneusement choisi le tissu et cousu les broderies d'or et bijoux pour respecter les coutumes de tes ancêtres), maquillée de henné çà et là sur tes mains et tes bras, parée de tes plus beaux bijoux, dont un magnifique anneau en or accroché à ta narine, liée par une petite chaîne à ton oreille, tu étais prête.

Quoique. Le stress était à son comble, alors que tu voyais ton mari au loin, sur un éléphant indien s'approchant petit à petit de l'hôtel luxueux qu'il avait réservé pour l'occasion, habillé d'un Sherwani blanc qui lui allait à la perfection, accompagné de sa famille, de ses amis et d'un baraat le précédent (une fanfare composée de trompettes et de tambours). Pendant la longue avancée, tu eu tout le temps de te remettre en question, te demandant si tu n'étais pas trop jeune, si tout allait bien se passer, si tu allais réellement te retrouver privée de ta liberté comme te le répétaient ton ami...

Dès lors que ton mari t'ait rejoint, le reste de la soirée sembla passer à une vitesse que tu n'aurais même pas imaginée. Sans t'en rendre compte, ton engouement n'étais pas totalement sincère et tu étais peut-être plus heureuse et rassurée avec les convives, qu'avec l'homme avec lequel tu étais censée vivre le restant de tes jours.

Après un long banquet, suivi d'un second repas plus intimiste avec les proches à 00h, la dernière étape de la cérémonie était de s'asseoir avec les familles et un prêtre puis de suivre ses instructions. Il y eut l'échange des alliances bien entendu, ainsi que des guirlandes de fleurs, mais aussi les promesses des 7 vœux en tournant autour du feu…
À la fin de la cérémonie tu jouas pour la première fois de ta vie un rôle, celui d'une fille se séparant de sa mère pour aller vivre officiellement avec son mari le restant de sa vie.

Rien de tout cela n'était vrai, mais tes larmes l'étaient, tout simplement parce qu'à cet instant, tu pensas d'abord à Harumi, que tu avais réellement quittée quelques semaines plus tôt, puis à ta mère biologique qui t'avais léguée via son mari, un simple bout de papier et son nom. Oui, ce papier, ta tutrice te l'avait confié dès que tu fus capable de lire. En y repensant, le fait de devoir changer de nom t'avait également brisé le coeur.

Mais n'était-ce pas le destin des femmes ?... Pas forcément, mais ça aussi, tu le comprendrais plus tard.


27 juillet 2017 ; villa Li non loin du Taj Lake Palace, Udaipur

Quelle idiote tu avais été...

Ces pensées ne cessaient d'aller et venir dans ton esprit, alors que tout venait de se finir. Il y a de ça 7 jours, tu avais assisté à la mise en bière de ta fille, Tiya. Pour quelle raison, à 16 ans, devais-tu dire ainsi adieu à ta progéniture ? Le sang de ton sang, la chaire de ta chaire ?
Pour comprendre, il fallait revenir quelques mois en arrière. Près de 8 mois, en Janvier.
Tu étais alors mariée depuis à peine 1 mois avec ton mari, qu'une nouvelle aussi émouvante que terrifiante s'imposa à toi.

Tu allais être mère.

Bien que tu ne te sentisses pas prête, tu avais laissé ta virginité s'envoler, toute timide et tremblotante que tu étais. Beaucoup trop effacée et hésitante, il ne t'était jamais venu à l'idée de simplement dire "non". Personne ne te l'avait enseigné, et d'ailleurs, personne ne s'était réellement chargé de s'occuper de ton éducation sexuelle. Harumi avait fait le strict minimum, te jugeant trop jeune pour ce genre de choses. Tout ce qu’elle t’avait expliqué était en relation avec tes menstruations que tu avais commencé à avoir à 9 ans (pour le reste, tu avais étudié en surface pour ne pas plonger totalement dans l’inconnu).
Et depuis cette nouvelle qui avait été accueilli de diverses façons par ta belle-famille russe et chinoise, la vie à Udaipur était devenue un calvaire.

Ton mari avait déjà eu des crises de jalousies vis à vis de tes amis masculins lorsque tu étais au Japon, mais rien de très grave. Tu pensais que cet aspect de sa personnalité s'arrangerait avec le temps, et ta présence. Mais plus les jours défilaient, plus ton ventre s'arrondissait et plus Min te criait dessus, t'insultait, et... Te battait.

Oh, au début, pour toi ça n'avait rien à voir avec ce que tu avais pu voir dans certains films occidentaux, ou même des dramas indiens ou japonais, ce n'était pas aussi grave. Personne ne t'attrapait par les cheveux ou te battais à coups de pieds. Mais... Petit à petit, un ton peu patient de ton mari devint un ton sec, le ton sec devint l'insulte sexiste, l'insulte se transforma en bousculade, la bousculade évolua en rapport sexuels pas vraiment consentis (des viols, mais tu n'arrivas pas tout de suite à nommer tes expériences), et... Tout ceci alors que la vie grandissait au sein de tes entrailles.

Alors que tu te trouvais à un mois du terme, la panique te gagnait, tu avais mal, tu avais peur et tu te sentais seule dans ce grand palais où ton mari ne se rendait que quelques jours par semaine pour te taper dessus (il te disait qu'il était un homme très demandé de par ses nombreuses possessions immobilières et tu le croyais aveuglément). Mais tu ne pouvais rien faire, tout du moins, c'était ce que tu pensais stupidement.

Jamais, Ô GRAND JAMAIS, tu n'avais pensé à partir, tout simplement. À prendre ton courage à deux mains, et tout faire pour mettre à l'abri la petite vie qui tentait tant bien que mal de survivre à tous ces coups (à chaque fois que Min te battais, tu encaissais sans rien dire tout en protégeant  ton ventre). Quelle honte !

Un jour, alors que tu avais osé parler à l'une de tes amies japonaises sans avoir demandé la permission à ton propriétaire, l'ultime face à face eut lieu. Pour la première fois, toi, Bala, l'ex habitante du bidonville, à peine pré-adolescente, tu élevas la voix. Tu répliquas à ton mari, ce bon monsieur Li, que tu avais le droit de parler à tes amis, que tu avais le droit de sortir, le droit d'adresser la parole à un homme, et le droit de ne pas vouloir coucher avec lui. Cette prise de conscience t'étais venue d'Internet et des témoignages que tu avais pu y lire.

Bien évidemment, si toi tu te sentais pousser des ailes, Min eut l'impression soudainement que son petit oisillon si docile était en train de tenter de passer à travers les barreaux pour s'échapper définitivement. La joute verbale se transforma rapidement en violent face à face... Et bien sûr, tu ne fis pas le poids. Ta fierté, tu la laissas en haut des longs escaliers, lorsque quand tu revins à toi, en bas des marches, le corps douloureux, des contractions rendaient ta situation encore plus insupportable, et le sang... Partout.

Partout.

.  .  . . . .... Vraiment, tu avais été d'une profonde bêtise... Voire même d'une infinie connerie.


27 Août 2017 tard dans la nuit ; Villa Li non loin du Taj Lake Palace, Udaipur

Ce calvaire allait prendre fin. Tout était fini, tu l'avais décidé le jour où l'on t'avait annoncé dans ta chambre alors que tu te trouvais alitée, que ton bébé n'avait pas survécu. Ta belle famille et ton mari t'accusèrent d'avoir ainsi causée la mort de Tiya par négligence, et c'est pour cette raison, l'officielle que l'on te refusa l'incinération et la cérémonie dans le Gange.

Un enfant est normalement pur et n'a besoin de feu pour se purifier. Mais pour toi, ton enfant ne pouvait réellement avoir de repos sans ce passage par les flammes purificatrice du dieu Agni. Enfin... Qu'importait ton avis n'est-ce pas ? Tiya avait été enterrée quelque part en Chine, dans le caveau familial des Li selon leur tradition car "enterrer les morts et l'unique bonne manière de traiter les défunts" dixit la cousine de ton ex-mari.

Alors oui, non seulement ta vie en ces lieux était définitivement derrière toi, mais tu ne comptais pas partir les mains vides. Et puis quoi encore ? Aucune somme ne pourrait remplacer ce que tu avais perdu.
Rien ne pourrait te ramener ton enfant perdu... Mais la vengeance...
Tu n'allais peut-être pas prendre la vie de cet homme, mais une partie de son argent pour reprendre ta liberté ? Oh oui.

Tu te savais incapable, avec les moyens que tu avais (un matériel médiocre et plus ou moins pisté, avec peu d'opportunités) de réellement emporter avec toi une grosse partie de sa fortune, d'autant plus qu'il te surveillait assez régulièrement. Heureusement, le passe-temps un peu de -hacking- que tu avais développé t'avais été grandement utile.

Détournement de quelques fonds sans laisser de trace, c'était tout ce que tu t'étais permis pour une fuite orchestrée en 1 mois. Tu ne voulais pas vivre dans cette terrible demeure une minute de plus, à devoir faire semblant de rester aimante envers ton mari pour ne pas titiller sa vigilance, et de simuler un pardon rédempteur à son égard. Tu refusais de continuer à respirer l'air de ces murs, eux qui avaient vu la disparition de Tiya et la préparation de sa venue au monde... Qui n'aurait jamais lieu. Sa chambre ne l’accueillera jamais…

Habillée d'un punjabi blanc et noir (tunique et sarouel) d'un tissu recouvrant ta longue chevelure de jais tressée, et d’un foulard blanc cachant la moitié de ton visage, tu étais parée pour l'aventure loin de cette vie qui te semblait affreusement vide de sens. Un sac à dos remplit de matériel pour survivre et de l'argent que tu avais pu mettre de côté, tu quittas habilement la demeure que tu connaissais maintenant comme ta poche avant de te chausser de tes punjabi jutti en cuir végétal.

Ta mémoire, ta capacité d'adaptation, ton intelligence, ta souplesse... Tu mis à profit chacune de ces qualités pour t'échapper le plus loin possible de cette adresse.

" Fini l'Ahimsâ... Brahmā tu m'as maudit, Vishnu tu m'as menti, Shiva... Tu m'as puni en détruisant ce que j'aimais le plus au monde."

(Ahimsâ = principe de non-violence en Inde/ Trinité incarnant le cycle de manifestation, conservation et dissolution de l'univers ~> Brahma dieu créateur ;  Vishnu dieu protecteur ; Shiva dieu destructeur )

Ce sont sur ces mots que la triste jeune femme que tu étais devenue tourna le dos à cette vie, le coeur froid, au bord des lèvres.


30 Août 2017 au soir ; Vieil hôtel miteux à Visakhapatnam ; Quelques heures avant l'embarcation

3 jours... Depuis que tu avais pris ta liberté à deux mains. Chaque nuit, tu te réveillais en sursaut, avec cette sensation de sentir Tiya bouger dans ton ventre, un fardeau terrible, mais que tu te devais de porter. Tant que tu cauchemarderas, tu étais certaine de ne pas te faire effleurer par l'oubli de ta fille que tu avais sacrifié par lâcheté.

Ainsi, tu ne dormais pas beaucoup, et tant mieux. Depuis que tu étais partie, tu étais beaucoup plus nerveuse, persuadée que ton mari n'allait pas te laisser partir si facilement. Tu avais volontairement brouillé les pistes en effaçant tes traces sur les appareils électroniques que tu avais utilisé là-bas, et créé de fausses preuves, comme des réservations de vol que tu ne prendrais évidemment pas. Ayant toujours caché à ce Li tes nombreuses capacités, tu étais quasi certaine qu'il ne devinerait pas ta position malgré ses nombreux détectives privés, et alliés au sein même de la police indienne.

Non contente d'avoir envoyé une piste froide à l'opposé de ta position, tu avais également le moyen le plus sûr pour voyager et quitter l'Inde : Le bateau. Tu avais réglé ton billet sans retour en main propre après avoir menti sur ton identité, ce fut la première fois que tu te fis passer pour un homme. Très regardante sur l'hygiène et ta sécurité, tu avais tout fait pour ne pas avoir à dormir dans la rue, voire un bidonville. Le risque de te faire voler, voire attaquer était beaucoup trop grand.
Tu ne pouvais que remercier Harumi et sa sévérité... C'était elle qui t'avait poussée à devenir si méthodique et organisée.

"Pauvre Harumi-san... Je ne pourrais jamais plus t'envoyer de lettres..."

Et c'était peu dire. Tu avais suffisamment pratiqué ton ex-geôlier pour savoir qu'il n'hésiterait pas à la manipuler, à lui mentir, ou même carrément intercepter son courrier pour te retrouver. Tu n’avais pas idée de ce qu’il en retournait réellement. Non seulement elle n’aurait pas à être manipulée pour révéler ta position et ta situation… Mais elle était liée à cette famille maudite, à un point que tu n’imaginais même pas. C'était elle qui t'avait négociée au mari de ta mère.


Juillet 2019 au soir ; Quelque part au Japon

"Ces ordures... Ils auront une belle surprise lorsqu'ils verront que la livraison n'aura jamais lieu. Hhh... Hn..."

Cette bataille pour ta liberté t'avais épuisée... Tu avais tout donné pour te sortir de ce pétrin... Un kidnapping qui t'avait embarqué de la Thaïlande pour un futur mari japonais... C’était ce que tu en avais déduit en écoutant tes geôliers qui ne pensaient pas avoir affaire à une victime parlant leur langue. Trafic d'êtres humains et en plus d’enfants ?... Il te semblait bien. Quelle ironie... Toi qui aimais le Japon comme ton unique patrie... Tu y retournais de la pire des manières.
Enfermée dans ce bâtiment en attendant le camion servant à ta livraison, tu avais profité d’un incident extérieur (peut-être un vagabond qui était arrivé au bon moment) pour pouvoir frapper et désarmer l’un de tes gardes. Il n’était visiblement pas préparé à t’affronter, toi, une adolescente de 13 ans qui, en plus de savoir se battre, savait où viser pour écourter un combat.

Tu apprendras plus tard que ce vagabond qui avait servit à ton évasion, était en réalité l’un de tes futurs amis travaillant pour le Bureau de la Sécurité. Un agent expérimenté chargé d’enquêter sur ce trafic d’êtres humains, et qui avait déjà eu le loisir de croiser ton chemin par le passé… Ou presque.
Et maintenant, tu étais loin de ta Thaïlande et de Illiana , cette grand-mère peu commode qui t'avais pourtant accueilli à bras ouvert et enseigné le Muay Thaï (et les codes de la rue).

"Il faut... Que j'y retourne... Illiana va s'inquiéter et puis... इसे चोदो (ise chodo=merde) !! Comment je vais faire... Je… J’ai..."

Où te trouvais-tu ? Qui te traquait ?... Tout ce que tu possédais, c'était les quelques tenues que tu avais embarqué et réussi à préserver... Des saris et punjabi que tu avais pour la plupart confectionnés, quelques affaires que tu avais chapardé sur ton garde, et son arme. Tu vérifias d’un geste mal assuré, elle était chargée, tu avais retenu comment vérifier avec les films, les livres et tes nombreux allées et venues sur le Dark Net… Mais tu n’avais encore jamais tiré avec avant ce soir. Ce garde n’avait vraiment pas eu de chance…

" ... ... Du calme. Je vais trouver une solution. D'abord... Continuer de m'éloigner d'ici, puis découvrir ma position géographique... Et après, je trouverai une solution."

Depuis cette époque dorée où tu étudiais sans te soucier de rien, tu avais l’impression que la vie s’acharnait sur ton sort… Te rappelant à chaque instant que si tu désirais vivre… Il te faudrait survivre.


Septembre 2030 en début de soirée ; Propriété Sarasvati, Quartier Privé, Okutama Japon

Allongée dans tes draps en soie, simplement couverte d'une nuisette blanche, tu rêvassais, ton tissu indien recouvrant partiellement ton front, repensant avec une pointe de nostalgie à ta vie d'avant. Ta fille, Harumi, Illiana, tes amis thaïlandais, indiens et même japonais... Toutes ces personnes que tu appréciais et que tu avais cessé de fréquenter...
Il y a 10 ans, en 2020, alors que tu te débattais avec la pauvreté…
Tu escroquais, tu hackais… Car la prostitution, tu avais essayé une fois et… Ton client s’était retrouvé avec des vidéos compromettantes de sa personne en présence d’une enfant (toi) sans pour réellement te toucher. Autant dire qu’il t’avait grassement payée pour la prestation qui n’avait pas eu lieu, la destruction des vidéos, et l’oubli de son nom.
Ainsi tu te débattais avec la vie, véritable petite lionne que tu étais, résistant même à ce fameux virus, la Covid-19 alors que d'autres y succombaient encore et encore. La chance te souriait, tu faisais partie des rares chanceux à être asymptomatique.

Tous tes souvenirs refaisaient surface, même les plus désagréables. Surtout ceux de ce monstrueux M. Li. Tu lui avais fait parvenir de fausses informations pour faire croire à ta mort il y a de ça quelques années, mais tu n'avais encore eu aucune preuve de son acceptation... Aucun enterrement ou incinération en ton nom, qu'il s'agisse de l'Inde ou de la Chine... Et connaissant son entêtement, tout cela ne pouvait tenir du simple détail. En te renseignant, tu avais compris beaucoup de choses. Notamment que ton ex mari, ou plutôt, que sa famille se trouvait à la tête d'un important trafic en Chine, ainsi que dans d'autres pays. Et que la corruption d'autorités faisait également partie des cordes de leur arc.

" Ahh... Arrête de réfléchir à tout ça, बेवकूफ (bevakooph= idiote) !"

Cherchant à te changer les idées, tu te redressas et t'observa dans le reflet de tes fenêtres. Tes longs cheveux auparavant d'un noir d'encre, se retrouvaient maintenant totalement dépourvu de couleur et bien plus courts. Tu avais absolument tenu à les couper, et les décolorer, comme pour signifier que tu redevenais une page blanche, partiellement vide de par les pertes que tu avais accumulé tout au long de ta vie. Et ton regard rouge carmin... Tu te séparais rarement de ton SCHA tu te rappelas, à ton sens, l'un des plus beaux souvenirs qui avait définitivement changé ta vie. Un évènement qui avait rempli ce vide béant. Une rencontre. Avec un homme qui t’avait donné envie de prendre ta vie en main en t’enrôlant dans l’armée. Tu étais très jeune, presqu’âgée de 14 ans. C’est à cause de ton âge que tu étais d’ailleurs connue au sein du Bureau. Longtemps entraînée pendant 4 ans et plongée dans les études avant ta première mission, aussi bien physiquement que psychologiquement, tu ne regrettais pas tous ces sacrifices, même malgré l’incident. On te l’avait répété un nombre incalculable de fois, ce n’était pas de ta faute. Tu avais bien fait, et la mission avait été un franc succès.

« … Un succès… »

Tu ne devais pas y penser… ça t’avais poussé à refuser le Naishō (abréviation de Naikaku jōhō chōsashitsu = 内閣情報調査室 , Bureau de recherche de renseignement du Cabinet) les services secrets du renseignement japonais, et à plutôt te tourner vers les forces spéciales de police, le SAT.

Quittant Tokyo et ton ancienne équipe sans te retourner, cette mutation à Okutama, même si elle avait le goût amer de la retraite n’était qu’un tremplin pour ta carrière. Detekuru Labs était dans le viseur de la sécurité nationale, ses inventions nombreuses rendaient le pays dépendant et ça… ça rendait cette organisation dangereuse.

" Hn… je vais plutôt jouer à Memoria, je devais… m'y inscrire..."

Souplement et sans un bruit, tu quittas dans un bond tes draps, pour aller attraper ton casque de jeu. Tu te recoiffas vaguement, glissant une partie de ton attention sur ta boîte mail SCHA avant d’enfiler le casque. Il était temps de se détendre et de s’évader. Les jeux vidéos online ça te connaissais. Et… Tu avais quelque chose à y faire, mis à part monter un personnage de folie…

" Bien... Let's have fun~ "